Il n’est pourtant guère d’autres pratiques artistiques qui ne se déclinent pas sous les aspects les plus variés, qui n’investissent les modalités plastiques les plus imprévisibles.
«le dessin autrement» commissaire d'exposition: Véronique Vauvrecy, texte de Philippe Piguet.
«A propos de «dessin», force est d’observer que l’habitude est d’en parler au singulier. Il n’est pourtant guère d’autres pratiques artistiques qui ne se déclinent pas sous les aspects les plus variés, qui n’investissent les modalités plastiques les plus imprévisibles, qui en appellent à toutes les techniques les plus traditionnelles et les plus innovantes qui soient.
Comment se fait-il donc que « le » dessin s’énonce ainsi dans une telle singularité alors qu’il est par excellence le lieu privilégié de toutes les expériences, bref de tous les possibles ?
La réponse tient éminemment à ce qui le fonde. Dans son étymologie même-celle de dessein, le mot renvoie à l’idée d’une destination, c’est-à-dire d’un projet. La langue prête en effet à ce mot l’idée que l’on forme de réaliser quelque chose. C’est-à-dire qu’il peut s’appliquer à toutes sortes de formulations.
Le concept de dessin tel qu’il est appréhendé dans le domaine de la création artistique-signale la mise en forme d’une idée ;Il participe à fonder toute oeuvre d’art , d’une intention et d’une projection.
Le dessin s’impose donc au regard comme le lieu même ou la pensée se précipite, au sens quasi alchimique du mot, dans tous les cas ou elle se matérialise dans une sorte de raccourci, d’une production du sens qui informe l’idée. En cela, le dessin est consubstantiel à toute démarche de création. Il la précède, elle en procède. Parce que le dessin occupe une place fondatrice, il est en quelque sorte le signe précurseur de civilisation de l’oeuvre, véritable lieu commun, il est à même de se constituer des ingrédients les plus divers que les artistes emploient à la mise en forme de leurs pensées.
Plus qu’un autre, le dessin est un incroyable territoire de liberté, celui d’une exécution effectuée sans embarras et qui permet à l’artiste toutes les aventures.
Comme pensée en acte, il en suit les va-et-vient, joue de ses hésitations, compose avec ses errances, voire ses erreurs, se nourrit de ses revirements, anticipe sur ses prospections.
Le formidable éclatement des pratiques artistiques dont l’art contemporain est l’objet depuis une vingtaine d’années, a grandement contribué à augmenter le rapport primordial des artistes au dessin. En effet, la multiplication des modalités et des protocoles qu’ils ont nouvellement initiés, la richesse des inventions plastiques qu’ils ont nouvellement initiés, l’ont enrichi de toutes sortes de pistes jusqu’alors inconnues. Il est donc juste aujourd’hui de penser « le dessin autrement », comme cela est ici proposé.
Sans rien avoir perdu ni de son statut, ni de sa nature, sans rien avoir abandonné de ce qui l’a déterminé au cours de l’histoire tant au regard d’une fonction que d’une technique dessin dont on pourrait dire qu’il est en quelque sorte l’enregistrement de la voix haute de la pensée s’est donné les moyens d’investigations autres, longtemps cantonné à l’émergence d’une simple figure sur un support de papier dans cette qualité finalement réductrice d’ébauche, d’esquisse ou de croquis, longtemps tenu en deçà de l’aboutissement, sinon de l’accomplissement formel d’une pensée, il a conquis de nouveaux médias, Comme cela fut par le passé avec la peinture, puis avec la sculpture.
Le dessin n’est plus ce qu’il était.
Il y a belle lurette en effet qu’il n’est plus simplement l’affaire d’un support et d’un stylet, celle d’un contour ou d’un modelé, qu’il ne fait plus seulement signe mais qu’il acte une présence dans cette façon d’émerger des matériaux eux-même, De leur confrontation,de leur croisement.
Cependant, qu’il soit tour à tour ou simultanément projet et concept, processus, généalogie, idéogramme, réflexion sur la notion de limite, moyen mnémotechnique, manière de s’approprier une image, manifestation pulsionnelle, voire vecteur à la création d’entreprise, le dessin procède toujours de l’institution d’une sémiotique dont la multiplication des signifiants compose un langage propre.
Mais, pour ce que l’art contemporain des dernières années en appelle volontiers a l’hybride et au métissage, l’adoption par le dessin des médias et des pratiques par lesquels il s’informe aujourd’hui lui offre les conditions d’un élargissement et d’une résistance. S’il fut un temps où l’osmose réussie entre couleur et dessin ait instruit les termes d’une esthétique gestuelle dont la fortune critique perdure encore de nos jours, s’il en fut un autre ou la sculpture s’est faite écriture en s’inscrivant dans l’espace, la photographie et la vidéo ont instruit le dessin depuis quelques années à l’ordre d’une image latente et subtile dans l’écart révélé entre une apparition et une disparition.
De même celui-ci n’est-il pas resté insensible à l’avènement des technologies nouvelles. Si elle lui confère une qualité qui ne tient plus compte d’un développement continu mais pixélisé, l’accumulation des informations dont il se fait l’enregistreur n’en bride pas moins la pensée qui le sous-tend. Une pensée dont il est par ailleurs, et paradoxalement, à même de retrouver le fil tissé, selon le vieux principe du canevas et de la répétition du motif, tant il est vérifié que le dessin contemporain est définitivement divers.
Du tracé à la trame, de la réserve à l’accumulation, de l’organique au construit, de la feuille au mur, le dessin n’en finit pas d’occuper l’espace. Comme la pensée, il est fondamentalement extensible, capable d’excursions et d’intrusions en tout genre.
Parce qu’il siège au coeur même du principe créatif, il n’a pas de lieu spécifique, toujours prompt à prendre la forme adéquate à la transcription la plus fidèle qui soit de l’idée de l’artiste. Le dessin, donc, ne peut jamais être qu’autrement.
S’il s’incarne, il n’en demeure pas moins utopique au sens le plus fort du mot, d’autant qu’il est toujours par nature entre une émergence et un achèvement. »
Philippe PIGUET